L’éloignement d’un ressortissant étranger : de quoi parle-t-on ?
« L’affaire Doualemn », du nom de l’influenceur algérien dont l’expulsion était en cause, et sur laquelle le tribunal administratif de Melun a rendu un jugement le 6 févier 2025[1], abondamment commenté suite à l’intervention médiatique du ministre de l’intérieur, est l’occasion de mettre un peu de lumière sur les termes utilisés lorsque l’on évoque la « reconduite à la frontière » de ressortissants étrangers.
Il convient d’abord de différencier deux séries de décisions, qui peuvent avoir des résultats comparables, mais qui n’émanent pas des mêmes autorités.
1. Les sanctions pénales
L’article 131-30 du code pénal dispose que :
« Lorsqu'elle est prévue par la loi, la peine d'interdiction du territoire français peut être prononcée, à titre définitif ou pour une durée de dix ans au plus, à l'encontre de tout étranger coupable d'un crime ou d'un délit.
L'interdiction du territoire entraîne de plein droit la reconduite du condamné à la frontière, le cas échéant, à l'expiration de sa peine d'emprisonnement ou de réclusion. »
L’interdiction du territoire français, ou « ITF » (à ne pas confondre avec « l’IRTF » ci-après), est prononcée à titre de peine principale ou de peine complémentaire à l’égard d’un étranger condamné pour un crime ou un délit.
Etant précisé que certains délits pouvant donner lieu à une ITF sont intimement liés à la situation irrégulière de l’étranger :
- Le délit « d’aide à l’entrée à la circulation et au séjour irréguliers », prévu aux articles L 823-1 et suivants du code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile (CESEDA) ;
- Le « mariage contracté ou enfant reconnu à seule fin d'obtenir ou de faire obtenir à un étranger un titre de séjour ou la nationalité française » (articles L 823-11 et suivants du CESEDA)
- L’usage de faux documents d’identité : carte d’identité européenne, titre de séjour, récépissé de demande de titre, carte professionnelle…
- Enfin, et surtout, tous les « manquements à l’exécution d’une décision d’éloignement » (articles L 824-1 et suivants du CESEDA), par exemple la méconnaissance d’une mesure d’assignation à résidence prise pour l’exécution d’une OQTF.
Le code pénal prévoit que l’ITF doit être « spécialement motivée » pour certaines catégories de personnes, dont la liste a été réduite par la « loi immigration » du 26 janvier 2024.
2. Les mesures administratives
Les mesures administratives d’éloignement sont listées au livre VI du CESEDA (articles L 610-1 et suivants).
La reconduite d’un ressortissant étranger à la frontière peut procéder de 4 types de décisions, prises dans des circonstances particulières, et selon des procédures distinctes.
§ l’obligation de quitter le territoire français (OQTF)
L’article L 611-1 du CESEDA liste les 6 hypothèses dans lesquelles l’autorité administrative (= le préfet) peut prononcer une OQTF.
Les 4 premières recouvrent, en résumé, toutes les situations dans lesquelles la personne de nationalité étrangère s’est vu refuser ou a perdu son droit au séjour - indépendamment de son comportement. L’OQTF a dans ces hypothèses un caractère quasiment systématique.
Les deux dernières correspondent à la situation de l’étranger qui réside depuis moins de 3 mois sur le territoire, et dont le comportement constitue une menace pour l’ordre public, ou qui travaille sans autorisation.
NB : si les mineurs ne peuvent faire l’objet d’une OQTF, il est cependant courant qu’ils soient reconduits à la frontières (voire placés en rétention administrative ou assignés à résidence) avec leurs parents, eux-mêmes frappés d’une OQTF.
Les ressortissants d’un Etat de l’Union européenne peuvent également faire l’objet d’une OQTF.
De nombreux textes du CESEDA permettent d’assortir l’OQTF d’une mesure d’IRTF : interdiction de retour sur le territoire français, pour une durée maximale de 5 ans (ou 10 ans en cas de « menace grave pour l’ordre public »).
Contrairement à l’OQTF, la décision d’IRTF ne commence pas à s’exécuter au jour de sa notification, mais seulement à compter du départ effectif de l’étranger du territoire français et de l’espace Schengen.
Enfin, les articles L 432-1 et suivants du CESEDA disposent qu’un titre de séjour peut être refusé ou retiré si le comportement de l’étranger constitue une menace pour l’ordre public. L’appréciation de cette menace relève de la compétence du préfet ; il est souvent fait état de condamnations pénales antérieures, parfois très anciennes, avec un degré de gravité variable.
Dans ces hypothèses, le refus ou le retrait du titre de séjour s’accompagne d’une OQTF, et généralement d’une IRTF, sans que le juge pénal n’ait prononcé auparavant une peine d’interdiction du territoire.
A noter cependant que, selon les articles L 824-9 et suivants du CESEDA, « le fait de se soustraire ou de tenter de se soustraire à une décision d’éloignement » constitue un délit passible de 3 ans d’emprisonnement et d’une peine complémentaire… de dix ans d'interdiction du territoire français.
Les sanctions administratives et pénales sont indépendantes, mais peuvent se cumuler.
§ L’expulsion
L’article L 631-1 du CESEDA dispose que « L'autorité administrative peut décider d'expulser un étranger lorsque sa présence en France constitue une menace grave pour l'ordre public. »
Dans ce cas de figure, la situation administrative de l’étranger au regard de son droit au séjour est secondaire. L’expulsion est d’abord motivée par l’existence d’une menace grave pour l’ordre public, qui devra être particulièrement circonstanciée.
L’expulsion se déroule selon une procédure plus contradictoire que l’OQTF ; le préfet doit notamment saisir la commission d’expulsion (« COMEX »), sauf urgence absolue (c’est ce caractère d’urgence absolue que le juge administratif a considéré comme faisant défaut dans l’affaire « Boualemn »).
La caractérisation d’une menace pour l’ordre public, ou d’une menace grave pour l’ordre public, n’exige pas que la personne visée ait été condamnée pour un crime ou un délit. Le risque de trouble peut suffire à établir la nécessité d’expulser un ressortissant étranger (voir notamment CE, 8 novembre 2023, n° 489045 : l’expulsion d’une dirigeante du Front de libération de la Palestine est justifiée par la qualification d’organisation terroriste du mouvement par l’Union Européenne).
La mesure d’expulsion peut être exécutée immédiatement à compter de son prononcé, et interdit à l’étranger de revenir sur le territoire, sauf abrogation.
§ L’interdiction administrative du territoire (IAT)
Il s’agit toujours, comme son nom l’indique, d’une mesure administrative (et non d’une peine), prononcée cette fois par le ministre de l’intérieur. Elle s’applique à tous les ressortissants étrangers, y compris citoyens de l’UE.
Article L 321-1 du CESEDA :
« Tout étranger peut, dès lors qu'il ne réside pas habituellement en France et ne se trouve pas sur le territoire national, faire l'objet d'une interdiction administrative du territoire lorsque sa présence en France constituerait une menace grave pour l'ordre public, la sécurité intérieure ou les relations internationales de la France. »
L 321-2 : « L'interdiction administrative du territoire fait l'objet d'une décision écrite rendue après une procédure non contradictoire. Elle est motivée, à moins que des considérations relevant de la sûreté de l'Etat ne s'y opposent. »
Il s’agit donc d’une mesure préventive (prévue par le CESEDA dans les dispositions relatives à l’entrée sur le territoire), qui permet aux autorités françaises de refuser à un ressortissant étranger l’entrée sur le territoire, ou, s’il est déjà entré, de procéder à sa reconduite d’office à la frontière.
L’IAT, comme l’arrêté d’expulsion, peut être abrogé par le ministre de l’intérieur après réexamen de la situation de l’intéressé.
Pour un exemple récent, voir la décision du TA de Paris, 4 juin 2024, n° 2319084 : annulation par le tribunal d’une IAT prononcée à l’encontre d’une ressortissante italienne se rendant en Savoie pour participer à une manifestation contre la ligne de TGV Lyon-Turin. Le ministre de l’intérieur faisait notamment valoir le contexte de mobilisation des « Soulèvements de la Terre ». Le tribunal juge que « ces seuls éléments de portée générale, relatifs à la seule manifestation des 17 et 18 juin 2023 en Savoie, ne sont pas susceptibles de révéler par eux-mêmes l'existence, dans le comportement personnel de Mme A, du point de vue de l'ordre ou de la sécurité publics, d'une menace réelle, actuelle et suffisamment grave pour un intérêt fondamental de la société au sens de l'article L. 222-1 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile. »
Important : le CESEDA prévoit une liste d’étrangers, qui par leur situation particulière, l’ancienneté et l’intensité de leurs liens avec la France, sont protégés, à différents degrés, contre les mesures administratives de reconduite à la frontière. En dehors de la minorité, aucune protection n’est absolue, mais l’étranger visé par une mesure doit pouvoir faire valoir auprès des autorités, administratives puis judiciaires, qu’il se trouve, le cas échéant, parmi les personnes protégées.
§ La remise aux autorités d’un autre Etat membre de l’Union Européenne
Schématiquement, cette mesure administrative de reconduite à la frontière est appliquée lorsque le ressortissant étranger concerné se trouve en situation irrégulière sur le territoire français, mais a des liens juridiques avec un autre Etat de l’UE (et certains Etats européens avec lesquels la France a signé une convention) ; il s’agit notamment des étrangers qui disposent d’un droit au séjour dans un autre Etat de l’Union, ou ont été admis au séjour dans cet Etat, quand bien même leur titre de séjour aurait expiré.
La décision prend la forme d’un arrêté préfectoral, qui peut être exécuté immédiatement, après que l’intéressé a pu présenter ses observations.
En outre, dans le cadre de la réglementation européenne, l’administration française est habilitée à exécuter certaines décisions d’éloignement prises par d’autres Etat de l’espace Schengen (article L 615-1 CESEDA) :
- « L'étranger a fait l'objet d'un signalement aux fins de non-admission[2] en vertu d'une décision de refus d'entrée ou d'éloignement exécutoire prise par l'un des autres États parties à la convention signée à Schengen »
- « L'étranger a fait l'objet, alors qu'il se trouvait en France, d'une décision d'éloignement exécutoire prise par l'un des autres États membres… »
[1] lire le résumé de l’affaire et/ou la décision sur le site du TA de Melun : https://melun.tribunal-administratif.fr/decisions-de-justice/dernieres-decisions/affaire-doualemn-l-influenceur-algerien-ne-peut-pas-etre-eloigne-de-france-par-la-procedure-de-l-oqtf-mais-seulement-par-la-procedure-d-expulsion
[2] Personne inscrite dans le fichier SIS (« Système d’information Schengen »). Articles R 231-5 et suivants du code de la sécurité intérieure. Sont notamment inscrites « les personnes signalées aux fins de retour, de non-admission ou d'interdiction de séjour à la suite d'une décision administrative ou judiciaire. »